Valentino Virtual Museum : la Haute Couture dématérialisée Par Alexandra Legrand
Valentino Virtual Museum :
la Haute Couture dématérialisée
20 janvier 2012
http://observatoire-critique.hypotheses.org/1317
La volonté de constituer des patrimoines d’entreprise se multiplie. On connait parmi les Maisons de Couture certaines créations de musée « en dur » comme celui de Gucci à Florence, Balenciaga à Getaria, Dior à Granville1 … Contrairement à ses concurrents, Valentino propose une visibilité inédite de son fonds d’archives. Dématérialisé, celui-ci est exposé et documenté en ligne.
L’édition en ligne au service de la conservation des fonds textiles.
L’exposition des collections vestimentaires dans le monde des musées pose des problèmes de conservation connus. Il est rare, de nos jours, de rencontrer un établissement ayant recours à une exposition permanente de ses costumes. Pour cause, la fragilité de telles collections à la lumière, aux conditions hygrométriques et leur difficulté à soutenir leur propre poids ont imposé peu à peu leur retour en réserves et leurs sorties décomptées.
Le 3 octobre 2007, le célèbre couturier quitte la scène de la Haute Couture avec un dernier défilé parisien. Trois mois auparavant, c’est à Rome qu’il fête ses quarante-cinq ans de carrière lors d’une exposition rétrospective dans le cadre du mausolée de l’Ara Pacis qui fait écho avec l’environnement architectural et scénographique créé spécialement pour le Valentino Garavani Virtual Museum. Cette carrière close laisse derrière elle une quantité d’archives de travail.
Où donc mettre toutes ces archives ? Et comment les mettre à disposition du public le plus large ? Voici les deux questions invoquées par Giancarlo Giammetti et Valentino Garavani lors de leur conférence de presse du 5 décembre 2011 au Moma de New York retransmise en direct sur Youtube3. Conclusion de deux ans de travail en collaboration avec la société française NOVACOM, un projet voit le jour sous la forme d’un « musée virtuel en 3D temps réel ».
Les prémices d’une muséographie du non-objet.
Un fond sonore accompagne l’entrée du visiteur dans le musée où l’accueille, inscrit dans la forme répétitive du cube rouge, un premier modèle emblématique de la carrière de Valentino. Ce point central distribue les dix-huit espaces du musée que nous pouvons observer sur un plan aux côtés d’une légende détaillée dès lors que l’utilisateur sélectionne l’onglet illustré par une loupe et intitulé « more ». Deux navigations sont proposées. L’une fait appel à un parcours lié au déplacement simulé du corps dans l’espace comme dans le cas des jeux vidéo tandis que la seconde permet une circulation hypertextuelle discontinue via la légende de la carte qui fonctionne à la façon d’un menu.
Le Valentino Virtual Museum se distingue de l’offre des musées en ligne avec l’ambition d’exposer exclusivement ses collections sous forme dématérialisée au sein d’un « musée virtuel ». La visite, dite « virtuelle », simulant le pilotage en direct d’une caméra grâce à l’assemblage photographique de captures multiples des salles physiques d’exposition faisait référence dans l’univers des musées présents sur le Web. Panorama à 360° d’un espace accueillant les œuvres, ce type de mise en ligne des collections qualifiée de « réalité virtuelle » par Laure Bourgeaux7 ne permet pas à l’internaute une consultation détaillée de ces dernières. La création d’un musée entièrement construit sur une architecture de synthèse n’est pas ici la seule innovation. Elle a pour conséquence l’élaboration d’une muséographie du non-objet. Mettre en espace l’image numérique des œuvres – en d’autres termes : des données – aurait dû paraitre paradoxal s’il n’y avait eu, pour le justifier, un discours esthétique fort, couplé aux problématiques d’exposition du costume citées précédemment. Visualiser le même modèle dans différentes salles, selon le discours contextuel adopté, est ici un indice. Cette autonomisation face à l’objet physique rejoint la spécificité des pratiques documentaires que permet l’image numérique par ses caractéristiques intrinsèques8 . L’image de l’œuvre s’affirme comme document disponible dans un espace de consultation tridimensionnel particulièrement adapté au costume.
Au-delà d’un simple outil de spatialisation, l’interactivité entre chaque objet de collection et les archives qui le documentent est rendue possible grâce à l’articulation de cet environnement muséographique et de la bibliothèque. Ainsi, un simple « click » sur l’objet exposé permet d’accéder à un espace de consultation dédié. Sur fond noir, l’image de l’objet ou de l’archive consultée se détache sur la partie gauche, tandis qu’à droite une brève description accompagne l’intitulé du modèle, surmonté d’une frise de vignettes qui, en défilant, permet d’accéder aux autres documents associés à ce modèle. Conçu comme une unité documentaire, ce dossier réunit des documents de sources diverses (articles de presse, croquis, robes Haute couture, films…).
Ces deux paramètres d’affichage restent autonomes : les deux possibilités sont offertes à l’internaute. Il peut choisir de découvrir chacun des modèlesen déambulant dans l’espace de synthèse ou de les consulter hors contexte scénographique, au sein de l’interface de la bibliothèque.
La mise en ligne d’un fonds de mode n’est pas simple. Que faut-il représenter, reproduire ? Une matière ? Une coupe ? Un corps ?
Les choix esthétiques prédominent et témoignent d’une grande unité. Chaque création a été mannequinée pour la prise de vue. Seule une gestuelle différenciée grâce à l’articulation des bras du mannequin valorise chaque création du couturier, selon une pose qui par ailleurs rythme la perception de l’ensemble du corpus.
Afin de pallier au problème de la reproduction de vue frontale, certains modèles ont fait l’objet d’une capture numérique à 360° proposant une perception volumétrique par rotation. L’étude de la robe peut donc se faire « sous toutes ses coutures ». Car à l’instar d’une sculpture, le costume répond à des critères d’étude similaires. Le regard scientifique qui se veut exhaustif impose d’étudier la notion de volume, en tournant autour du modèle, en s’intéressant aux angles, à la lumière et aux détails. Lorsqu’il s’agit d’un musée, la notice d’un costume dans un catalogue de collection en ligne propose couramment de visualiser celui-ci grâce à des prises de vue multiples. Son mannequinage s’avère quantà lui facultatif reflétant des campagnes disparates (expositions, campagnes photographiques), l’absence d’un savoir-faire ou de moyens. La fonction d’agrandissement de l’image, systématisée, accompagne la visualisation du document : de l’image d’ensemble au détail d’un motif.
L’intégration de la technologie de l’image rotative, que l’édition imprimée ne peut rendre, vient servir la compréhension et l’étude scientifique du costume, le légitimant comme objet d’étude10. Valentino annoncera qu’il ne regrette qu’une seule chose : le vêtement exposé est statique. Ce qui intéresse un créateur, c’est justement de voir vivre, bouger sa création sur un corps. On comprendra donc pourquoi il tient à faire porter ses créations dans la vidéo de sa masterclass. Dans tous les cas, le film du défilé accompagne systématiquement la reproduction du modèle, dans son dossier documentaire.
L’accès au document et à sa documentation.
L’espace de consultation de la bibliothèque s’ouvre sur une frise chronologique de près de 300 créations Haute Couture. L’affichage en vignettes révèle une fois de plus le primat de l’image dans la prévisualisation des corpus, devenant un standard. Cette circulation vagabonde permet de séduire divers publics : du professionnel à l’étudiant, de l’amateur au profane. Volonté fondatrice de ce musée en ligne, Valentino rappelle sa satisfaction « que des milliers d’étudiants, de jeunes stylistes et d’amoureux de la mode puissent consulter et étudier [son] travail sous tous ses aspects, d’une façon aisée et adaptée aux jeunes générations ».
Un mode de recherche simple propose à l’utilisateur de trier le corpus de la bibliothèque (créations et archives) à l’aide d’un seul critère ; évinçant la possibilité d’une recherche plus élaborée grâce au croisement des données. La navigation par listes reste la plus pertinente ; indéniablement en correspondance avec le discours muséographique. A deux catégories « Collections » et « Personnalités » s’adjoignent deux niveaux de filtres. Le premier circonscrit une période, le second une thématique. Ce mode d’accès prédéfini au document, comme le propose le MOMA masque l’usage complexe des opérateurs booléens et marque l’abandon du prérequis de compétences spécialisées au profit d’un public élargi.
Au même titre que le document primaire, le document secondaire tient dans le dossier documentaire une place de premier ordre. Entité du processus créatif ou de la fortune critique du « produit », l’archive rend compte de la dimension rhizomique du cycle de vie de la création. Du croquis au résultat d’un « shooting » pour un magazine de presse, tous ces documents, bien qu’ils conservent leur autonomie dans la médiathèque, contribuent ensemble à « faire œuvre ». Non sans faire écho aux spécificités de l’œuvre de l’Art Contemporain, on entrevoit dans ce projet une réponse méthodologique – consciente ? – à la problématique de préservation de l’intégrité de la création, au-delà de la conservation matérielle et de la monstration d’un objet.
En conclusion.
La dématérialisation de l’objet textile, en particulier dans le cas du costume, ouvre de nouvelles perspectives quant à l’accès à ces objets patrimoniaux. Lors d’une exposition muséale, les textiles exigent certaines contraintes muséographiques. Une des conditions majeure à leur conservation est de ne pas dépasser un certain seuil d’éclairement. Ils ne sont visibles, à ce titre, qu’en pénombre pour une durée n’excédant pas trois mois, tous les trois ans. Libérée des facteurs de risque d’une dégradation matérielle et de l’unicité de l’objet physique, la muséographie du non-objet rend possible la présentation permanente et multiple, à des fin d’étude et de délectation.
Le choix axé d’un édifice en ligne au détriment de son pendant physique relève sûrement pour la maison Valentino d’objectifs communicationnel et financier. Toujours est-il que cette réalisation apporte des réponses inédites à l’exposition de ces pièces tridimensionnelles : architecture de synthèse et muséographie du non-objet, image rotative, accès via le Réseau des réseaux… Mais aussi des réponses documentaires : les archives de chaque création, ressources phares de la médiathèque numérique, sont livrées au public au sein d’un dossier documentaire ou de façon autonome. Autrefois confidentielles ou encore soumises à des droits de propriétés, elles se soumettent à la délectation du profane ou à l’examen du chercheur pour comprendre l’Œuvre du couturier.
On ne peut s’empêcher d’indiquer que cette nouvelle proposition de mise en ligne d’un fonds patrimonial relance la réflexion sur le « musée virtuel ». Aujourd’hui, c’est Googlequi semble porter cette orientation du parcours dans les salles de musées afin d’approcher les chef-d’oeuvre ; d’ailleurs, la présence d’Admit Sood, créateur du Google Art Project, au pupitre de la conférence de presse du Valentino Garavani Virtual Museum est significative, de ce point de vue. Pour autant, les musées auraient-ils intérêt à reprendre ce fil, aujourd’hui, dès lors que la tension vers l’exhaustivité documentaire s’actualise de façon plus satisfaisante avec l’expansion des bases de collections en ligne, notamment ? A condition de combiner exhaustivité documentaire et intérêt de la représentation – ce qui s’impose surtout pour la visualisation des objets en 3 Dimensions – les musées auraient avantage à prendre en considération la proposition de Valentino.
L’effet retentissant de ce musée-médiathèque au sein des médias se manifeste essentiellement en deux points. D’une part, le développement des caractéristiques du simulacre ; et d’autre part, parce qu’il a l’ambition de structurer un fonds d’archives d’entreprise – de surcroit le premier dans le monde de la Haute Couture à être disponible en ligne. Notons que les commentaires sur le projet concluent immanquablement par « When will an equivalent Chanel, Yves Saint Laurent and Givenchy? ». Suite à notre analyse, nous nous contenterons d’ajouter «quelle leçon en tireront les musées ?»….